Babar Sex Club

Une rencontre impossible



Alors que Véronique et Alban vont en vacances à La Baule, un homme prêt à tout surgit et plonge le couple dans une expectitude dont ils n'avaient pas l'habitude.

C’est une voiture aux couleurs grisées, un 4x4 éculé, aux marques de boue encore neuves, qui laisse un goût de plastique japonais sur son passage. Alban est au volant, il est content du nouveau coffre de toit qu’il s’est offert à Noël, et de sa prestance de gaillard basque il change le CD de Pierre Bachelet qui tourne en boucle depuis Limoges. À ses côtés, Véronique dort d’un pas de loup, mais elle pense que ce 4x4 est inutile, qu’elle aurait préféré une Smart aux couleurs chatoyantes. Son avis est sûrement guidé par les goûts de Jean-François, son amant de lycée qui l’avait contactée 2 ans au Paravent, une boîte échangiste où il fleurait bon la Provence et les premiers amours.

À la hauteur de La Courneuve, Alban change le CD, il en marre d’écouter Sud Radio, il pense que les animateurs sont moins marrants que sur Radio Trafic. Véronique fait toujours semblant de dormir, tout est bon pour éviter les regards sentencieux, les remarques désobligeantes, et les crises de larmes qui forment le quotidien du couple depuis maintenant 20 ans. Alban parle tout seul: "Mais enfin si je te dis que c’est pas possible, c’est pas possible ça!". Silence. "Bon écoute, là je vais en vacances à La Baule, mon seul moment où je peux souffler dans l’année, tu peux comprendre non?" Silence. "Bon écoute Jean-François, on en reparle lundi au bureau OK? Allez bisoux doux". Véronique comprend trop tard qu'Alban a une oreillette astucieusement placée dans son oreille qui lui permet de discuter par le biais de son portable à un correspondant qui ne se trouve pas dans la voiture, grâce à une triangulation du signal qui passe par des satellites et rebondit ensuite dans le téléphone de son camarade, à l’autre bout du fil. Un va et vient électroniquement orchestré permet alors à tous les partis de se répondre, le tout sans passer par un fil physique.

Alban s’arrête dans une aire de repos d’urgence, qui correspond à un long couloir de 3 mètres de large tout du long de l’autoroute. Alban ne voit pas de station service, et décide donc de repartir, bougon. "C’est pas possible ça, une aire de repos où on peut pas s’arrêter uriner tranquillement!". Il décide de continuer sa route et de trouver un endroit plus champêtre. Véronique, comateuse dans son siège en cuir espagnol, trouve que le CD de Patrice Bugnon passe comme du pain sur la planche, et dans un silence grave, fait semblant de se réveiller.

Alban n’est plus au volant. La voiture est garée dans une grande plaine, la terre à perte de vue lui rappelle les grands champs infinis américains, qu’un enfant-cheval met plus de 3 jours à traverser. Pourtant Véronique se dit qu’Alban est fourbe, elle le sait qu’il préparait une surprise, mais elle ne s’attend pas à cela: un voyage tous frais payés dans un champs extensif aux États Unis! C’était plus que sa raison ne pouvait supporter, et elle s’évanouit.

Alban rengaine son pistil et remonte en voiture. Il est vraiment content d’être passé par la Beauce pour aller à La Baule, ça lui rappelle toute son enfance, qu’il avait passé en pays picard. Le sourire ailé d’un homme qui vient d’uriner abondamment lui parcourt le visage. Il regarde sa femme d’un air d’égout: "Elle dort encore la grosse...". Il démarre avec le passage de vitesses séquentiel au volant, et la direction assistée prend toute sa puissance dans les grands wetlands du bassin parisien.

Alban se gare sur le bord de la plage de La Baule vers 16h45. Le temps est au beau fixe, mais il va pleuvoir dans 10 minutes. Véronique dort toujours, après 48 heures de sommeil, il se dit qu’elle va péter la forme et ses couilles. Il se promène les pieds dans l’eau, elle est toujours aussi froide. Les gens en slips de bain sont allongés sur la plage, il remarque qu’ils placent un linge en coton entre leur corps et le sable, sans doute pour éviter le contact avec les grains insidieux qui s’insinuent trop souvent dans les parties faibles du corps humain. Il rigole en se rappelant cet été 1972, sur la même plage, où on l’avait traîné par les pieds cul nu. Aux toilettes, il avait ressorti plus de 6 litres de sable, et en avait voulu à Jean-François pour la blague qui l’avait meurtri en son fort intérieur.

De retour à la voiture, il sent une main ferme et odorante qui le saisit par l’épaule. "Hey Alban, ça va vieille canaille?". C’était Francis. Une vieille raclure qu’il connaissait depuis 1967, il avait l’appartement du dessous. Francis était bègue, mais pas africain. Il portait toujours des caleçons en flanelle importés d’Asie, il disait qu’il fallait "vivre comme un bon européen". Alban l’empoigne par le genou et bredouille, encore tout retourné par son lot d’émotions nouvelles:
- Ça alors Francis, je pensais pas te voir là!
- Tu sais, j’ai décidé de tout clipper et de devenir plagiste. À Paris c’est trop difficile, les mœurs ne sont pas aussi libérées qu’ici, alors je suis venu m’installer à La Baule à vie, lance Francis, l’œil vif mais le teint coulant.
- Ça alors Francis, tu m’en vois ravi!
- Dis moi, j’ai pensé qu’on pourrait se faire un bowling dans la semaine, ça me ferait plaisir de revoir Josiane!
Ils se retournent, les cheveux défaits par le vent mais les cœurs chauds. Francis raccompagne Alban à sa voiture. Alban le remercie pour prendre congé de lui, se retourne, mais son 4x4 gris métal n’est plus là. À la place, une plaque en fer forgé lui indique que son 4x4 est à la fourrière de Tharon-plage, à seulement 18 km de là. Il était garé sur une place illicite, une place handicapé. Francis déjà parti, l’orage menaçant, il se résigne et se dit qu’il la cherchera demain. Il rentre à l’appartement, et bizarrement, sans savoir pourquoi il se sent bien.

Véronique se réveille à 18 km de là dans un champs, mais de voiture cette fois-ci. D’un œil alerte elle fait le tour du propriétaire, et rassurée par la présence du 4x4 dans lequel elle se trouve, se dit qu’Alban est quand même un bon bougre. Elle sort de la voiture; constatant alors la boue fraîche qui s'y dépose, elle se dit qu’il faudra passer en 4 roues motrices sous peine de s’embourber. L’endroit où l’a emmené Alban est un sacré bouge: il y a ici et là des voitures, qu’elle reconnaît américaines. Des voitures aux consonances outre-Atlantique s’entassent comme sur un parking. Les Twingo côtoient des Nissan X-Trail, des Citroën Evasion (prononcer "Evayjione") font face à des Talbot Rancho. Dans le ciel, les ramures américaines d’érables lui font de l’ombre et protègent le 4x4 de la pluie turbulente. Elle cherche Alban des yeux, mais ne trouve qu’une Opel Agila. Elle compte bien profiter de son séjour aux États Unis, et se décide à rencontrer les indigènes. Elle sort de la voiture, pimpante comme une pintade sur la table de Thanksgiving. Doucement, pas encore acclimatée, et fatiguée par le décalage horaire, elle tape à la fenêtre d’une maison en marge du parking. Un homme en salopette bleue se lève, représentation parfaite de l’américain moyen, selon Véronique. Avant que le monsieur n’ait pu dire un mot, elle bredouille d’un anglais hésitant: "Hello, I am a new here, is it possibeul to make me a round of the house and the parking, I am so happy to be here!". L’homme bourru ne comprend d’abord pas. Dans un patoi baulien il répond:
- Weshé cte daze low? Et s’foo de mo goule low!
- Excuse me, I don’t understand what you said, does it means is it OK?
L’homme comprend que la femme tient à lui parler anglais et enchaîne avec les quelques bases qu’il a appris en regardant Victor: "OK liseune, My name is Fernando. If you want, you can stay here haw much you want". "Formidabeul!" s’exclame Véronique tout haut, ravie du premier contact avec le pays de David Copperfield.

Véronique reconnaît les picotements dans son cœur, ce sont les prémices de l’amour. Alban n’est déjà plus dans son esprit. Cela fait à peine 5 minutes qu’elle connaît Fernando, et pourtant elle est déjà amoureuse. Fernando est beau, fort et américain. Elle se surprend à vouloir s’approcher de lui pour l’embrasser, elle le fait, et d’un geste amoureux lui prend la main gauche et l’entraîne dans l’établi, pour faire part à Fernando des charmes de son pays.

Pendant ce temps, Alban roucoule. Il peut regarder la télévision, manger des cacahuètes toute la journée, étaler du Häagen-Dazs sur le canapé et se toucher en pensant à lui-même. Alban devient autosexuel. Une relation fusionnelle grandit entre sa main droite, puis sa main gauche, et lui, et ils ne peuvent bientôt plus se séparer.

Le temps passe, Véronique se marie avec Fernando, son anglais progresse et elle peut discuter avec lui plus de 5 minutes. Le premier enfant américain est en route, le premier d’une longue série. Elle ne renie pas le côté mexicain de Fernando, et veut lui faire honneur en ayant une famille nombreuse. De son côté, Alban a repris le boulot, sort tous les soirs et retrouve la jeunesse de ses 20 ans. Philosophe, il se dit qu’il a certes perdu un 4x4 dernier cri, mais il s’est surtout débarrassé de sa grosse, comme il continue à l’appeler tendrement.

Et sur ces paysages d’amour un soleil étincelant se couche. Jusqu’au lendemain.